De la conception d'un système technique à la conceptualisation d'un système de travail |
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Par Henri FANCHINI ARTIS FACTA -
Ingénierie des Facteurs Humains et Elie
FADIER INRS -
Département HT, Laboratoire Organisation, Changement et
Prévention Paru dans les actes du IVIIIème de la Société d'Ergonomie de Langue Française (SELF), Ajaccio. Objet du propos Dans
une optique de prévention des accidents, l’INRS et
un groupe d’experts[1]
se sont attelés
à l’analyse des risques inhérents
à l’introduction d’un nouveau dispositif
technique en milieu industriel. En l’occurrence, plusieurs
d’études ont porté sur la substitution
de télécommandes filaires (type boîtes
à boutons) par des télécommandes sans
fil basées sur des communications par signaux infrarouges et
hertziens. Ces télécommandes industrielles sans
fil (TCISF) permettent d’actionner à distance des
ponts roulants, des locotracteurs, des véhicules de chantier
et tous types d’engins dédiés
à la manutention de charges lourdes, qui par nature
présentent des dangers en rapport avec les
énergies considérables mobilisées,
générant des risques de chutes de charges et/ou
d’écrasements aux conséquences graves
voire fatales.
Ces études, certaines techniques, d’autres ergonomiques, visaient à caractériser les situations à risques, afin de fournir aux constructeurs des indications pour améliorer la sécurité du poste de travail, et en vue d’instaurer un certificat d’aptitude à la conduite en mode télécommandé. Cette communication est une réflexion critique sur l’approche mise en œuvre. Elle se propose de mettre en exergue certains chaînons manquants de l’analyse, et en particulier, la difficulté à effectuer le saut qui consiste à passer de la conception d’un dispositif technique à la conceptualisation des situations de travail et de leurs transformations induites par le dispositif. 1. Problématique et raisonnement Pour comprendre les facteurs limitant de ce que nous appellerons le passage de la conception technique à la conceptualisation des situations, plantons le décor et retraçons les ingrédients qui ont présidé au(x) raisonnement(s) conduit(s). 1.1 Les contributeurs au raisonnement Voici
plus de 10 ans (Dei Svaldi et al., 1989, 1997) que l’INRS
s’intéresse aux risques inhérents aux
télécommandes en milieu industriel, et notamment
à celles sans fil (TCISF), avec le souci
d’appréhender la manière dont les
évolutions technologiques se répercutent sur les
activités de pilotage. Ainsi, des experts ont instruit
nombre de difficultés propres à l’usage
des TCISF, à la fois dans le registre biologique (ex : perte
de repères sensori-moteurs) et dans le registre technique
(fonctionnements intempestifs, transmissions d’informations
erronées, erreurs d’appairage entre
émetteurs et récepteurs…).
Globalement le processus qui couvre la mise au point de la TCISF et son implantation en milieu industriel est l’histoire d’une performativité contrariée et jalonnée par quelques incidents et accidents. Au début de la mise au point, ce sont les aspects techniques qui ont prévalu (sécurisation des communications hertziennes, présentation de certains paramètres tonnage, vitesse, puissance…) donnant lieu à des « confrontations d’experts » parmi les constructeurs. Une fois les techniques stabilisées, c’est tout naturellement vers l’opérateur humain que le cheminement de la réflexion s’est poursuivi. La pluridisciplinarité des groupes de travail (constructeur, préventeurs, spécialistes des technologies sans fil, ergonomes) valait comme promesse de richesse d’analyse, comme présage de la possibilité d’un consensus et comme garantie dans la maîtrise des intérêts particuliers (visées commerciales, notoriété scientifique, rôle normatif du prescripteur…). Toutefois l’exploration de « l’espace problème » a procédé selon la représentation que chaque discipline se fait de la spécialité d’autrui ; construit par juxtaposition des expertises, le questionnement s’avère limité par l’absence d’un modèle intégrateur. Aussi, la contribution (implicite) attendue de la part de l’ergonome par le groupe d’experts découle d’une vision paradigmatique de l’élément humain dans le décor : on s’attache au comportement individuel de l’opérateur et se focalise sur ses interactions avec la TCISF. L’on attend des observations de terrain qu’elles mettent en évidence des « comportements à risques » et qu’elles identifient les dysfonctionnements inhérents aux interactions et usages (conventionnels ou non) de la TCISF. Cette préconception du problème va d’emblée orienter les points à investiguer. 2.2 Les données d'entrée du problème et l'axe de raisonnement La
définition du problème est structurée
par les éléments de connaissance
antérieurs :
2.
Les résultats de l'étude : l'arbre qui cache la
forêt
En
matière de prévention des risques professionnels,
l’étude ergonomique va apporter des
réponses aux questions posées, mais aussi à celles non
posées. Et sur ce dernier point, les aspects
mis en évidence seront délaissés hors
du champ d’appropriation du groupe de travail.
2.1 Des résultats rassurants, selon les termes de la question posée L’analyse
des éléments recueillis sur les terrains
industriels investigués[2]
souligne que
l’introduction de la TCISF en milieu industriel ouvre un
champ de possibilités structuré à
partir d’une interaction réciproque entre (1) les
possibilités fonctionnelles offertes par la TCISF, (2) les
tâches réalisées au moyen de la TCISF
ou concomitamment à son utilisation, (3) les modes
d’organisation induits par ce dispositif, qu’ils
soient institués ou spontanés.
L’observation des activités et les entretiens avec les opérateurs et l’encadrement vont rapidement mettre en évidence que la technologie sans fil - en tant que telle - ne s’avère pas problématique au plan des risques, mais que les modifications induites dans les façons de travailler, peuvent, dans certains cas, constituer des facteurs supplémentaires de risques. Autrement dit, la sécurité attestée fait courir d’autres menaces. Cependant, le groupe d’experts va demeurer insensible à ce constat en forme d’oxymoron. Dans l’investigation des risques potentiels il convient d’opérer une discrimination entre :
2.2 Des résultats qualifiés "d'inquiétants" selon que la question est posée autrement Dès
lors que l’on pose la question dans les termes du recours
à la TCISF (et non seulement dans celui de son mode
opératoire), plusieurs aspects résultant des
transformations du travail induites, selon les cas, contribuent
à limiter les risques ou à les aggraver. Ceci
dépend des conditions locales propres au
procédé industriel, aux équipements,
à la topographie des espaces de travail et aux organisations
du travail mises en œuvre.
La TCISF permet de mener seul des tâches (la téléopérabilité offre la « liberté » de se positionner n’importe où pour suivre le mouvement) qui autrefois nécessitaient d’être à plusieurs (ex : attelage/dételage de wagons ; déplacement de charges sans être guidé). Le nombre d’opérateurs requis est moindre pour un même travail[5] , tandis qu’augmentent les situations du type « travailleur isolé » (la TCISF intégrant un dispositif « d’homme mort »). Cet accroissement des situations d’isolement :
La TCISF introduit une complexité supplémentaire dans le travail en raison de l’imbrication des modes d’actions (et de contrôle) à la fois au niveau local et à distance :
2.3 Retour
critique sur le raisonnement du groupe Il
s’avère, en matière de
modèle mental partagé par le groupe
d’experts, que le plus petit commun dénominateur
correspondait à un certain « modèle du
poste de travail ». Sous ce modèle,
les seules dimensions qui se devaient d’être
légitimement explorées étaient : les
tâches assignées, les fonctions de la machine
opérables par la TCISF, l’interface, les
caractéristiques « sociocognitives » de
l’opérateur (parcours professionnel, formation,
expérience) et l’environnement physique en tant
qu’il présentait ou non des repères
spatiaux, des distances de prises d’information, des
personnes et des engins évoluant dans la zone
d’action, un éclairement, du bruit, des moyens et
des modes de communication.
Ce qui a fait défaut au groupe c’est un modèle plus large, un « modèle de la situation de travail » autorisant la poursuite du raisonnement jusqu’à inclure les aspects socio organisationnels de l’entreprise. Ce modèle aurait permis d’intégrer : les profils des opérateurs, les genres professionnels, la répartition des tâches, les effectifs, les tendances de fond en matière de réorganisation, la stabilité des utilisateurs, la sous-traitance, etc… Dans le modèle du poste de travail, c’est le concept de mode opératoire de la TCISF qui a cristallisé l’attention des experts, car il s’avère familier des schémas habituels de raisonnement de l’ingénieur. Le modèle de la situation de travail est quant à lui sous-tendu par une notion plus large de « recours à la TCISF ». Celle-ci permet de passer du questionnement « comment l’utilisateur se sert de la télécommande sans fil ? » à « en quoi le recours à la télécommande sans fil modifie-t-il l’organisation du travail ? ». Il s’opère alors un nécessaire retournement : il ne s’agit plus de qualifier les déterminations de l’utilisation de l’outil dans le sens de la sécurité et de l’efficacité mais d’examiner les déterminations par le recours à l’outil en matière de transformations organisationnelles des activités de travail, pour, à partir de là, en dégager les incidences, en terme de sécurité, sur les activités de travail. Ce faisant la recherche de neutralisation des risques intègre le « risque » de déplacer les risques.
A partir du constat de la
difficulté à passer (et faire passer) de la
conception d’un dispositif technique à la
conceptualisation d’une situation de travail, plusieurs
débats pourraient être engagés sur des
thèmes comme :
3.1 Le cahier des charges exploitant Comme
constaté, si les constructeurs
d’équipement se doivent
d’intégrer les risques intrinsèques des
dispositifs, il leur est plus difficile d’établir
un espace de prise en compte des risques extrinsèques. Et,
un tel espace ne saurait être que du ressort du seul
exploitant.
La démarche systémique de prévention des risques pourrait s’inspirer du processus d’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments comportant :
3.2 Conclusion La
carence de spécifications en matière
d'activité de travail, soulignée dans la
littérature, démontre les difficultés
qu'ont les industriels à expliciter cet aspect. Certes,
l'activité de travail ne peut être
définie a priori, car elle est construite en situation par
les opérateurs concernés, en fonction de
l'environnement de travail, de l'organisation, des contraintes diverses
et variées. Mais elle peut être
reconstituée avec eux (stratégie participative)
et ce un processus relève de la responsabilité de
chaque entreprise qui voudrait aboutir à un cahier des
charges dont les spécifications déclinent les
éléments qui font système :
équipement de travail, organisation, procédures,
tâches, caractéristiques de la
population… Ceci pour que la réponse du
constructeur intègre les effets secondaires
prévisibles de son dispositif. Concevoir par la
sécurité et pour la
sécurité revient alors, à concevoir le
dispositif de production en tant qu’il participe
dynamiquement du système de travail.
Figure 1 - Les
différents éléments du
système de travail centré sur la situation de
travail
Cette “conception écologique”(Fadier et al., 2006) correspond à un processus permettant d’aboutir à une solution qui prend en compte l’ensemble des situations auxquelles les futurs utilisateurs peuvent être confrontés. La sécurité proactive qui en découle se fonde sur une connaissance des situations de travail et pas uniquement sur les besoins stucturo-fonctionnels liés à l'équipement de travail. Ceci amène à réaffirmer que les liens entre conception et risques professionnels passent nécessairement par le point de vue du travail.
[1]Groupe d'experts composé de constructeurs, d'utilisateurs (toute personne exploitant la TCISF pour des tâches de conduite, d’entretien, de contrôle ou de maintenance), d'agents de prévention et d'organismes de contrôle. [2] L’un utilise des ponts roulants et un autre des locotracteurs. [3]Distanciation dans les deux sens du terme : comme éloignement entre le lieux de l’action (commande de l’opérateur) et son résultat (à distance, en vision directe ou non), mais aussi au plan psychologique, au sens d’un moindre engagement mental et corporel en prise directe avec la matière manutentionnée. [4]Similaire en apparence à celle d’un téléviseur, sans conséquences réelles, hormis modifier un affichage. [5] L’introduction de la TCISF a permis de supprimer un certain nombre d’emplois, et cet épisode est encore présent dans les esprits, chez l’industriel ayant fourni le terrain d’analyse. Mais la TCISF ouvre aussi la voie à une transformation radicale : le passage en « tout automatisé » avec supervision et commande centralisée dans un poste de contrôle commande. La mise en œuvre de certains projets concernant la circulation des convois se profile, dès lors que l’automatisation de la signalisation et des aiguillages sera complète. [6]Ces situations « hybrides » sont rares en entreprise. Par contraste, l’attention de l’opérateur au poste de commandes centralisées est entièrement dévolue prioritairement aux actions à distance et l’attention de l’opérateur de terrain est focalisée sur ce qui se passe « ici et maintenant ». [7]Selon les dires des conducteurs de locotracteur rencontrés, ils n’ont jamais autant fait de montées et descentes du locotracteur ni cheminé aussi souvent le long des convois, que depuis qu’ils sont passés à la TCISF. [8]Comportant les études de phase 1 (augmentation progressive sur des sujets volontaires sains), de phase 2 (définition de la dose efficace à partir d’essais menés sur un petit groupe de malades), et de phase 3 (études sur des malades répondant à des critères d’inclusion dans le groupe : âge, poids, etc…). [9] Au stade de sa généralisation, une phase 4 est déployée éventuellement sur l’initiative du laboratoire (épisode de lancement marketing avec gratuité du produit à l’attention de leader d’opinions) ou des autorités sanitaires. Pour De la Garza et Fadier (2006) le pronostic est la capacité de prédiction du fonctionnement futur d'un système.
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